les 146 anciens élèves de Sainte-Marie morts pour la France, 1914-1918
Henri GONNET
Henri Gonnet est né le 15 octobre 1889 à Lyon. Il est mort le 18 juillet 1918 à Monnes (Aisne). Il avait vingt-huit ans.
Après le collège Sainte-Marie, Henri Gonnet a été étudiant à la faculté des lettres de Lyon.
Il était lieutenant au 14e bataillon de Chasseurs alpins.
Henri Gonnet est issu d'une vieille famille médicale du Bois-d'Oingt (Rhône). Son frère Jean, lieutenant au 30e bataillon de Chasseurs alpins est tué en août 1914.
En 1908, il s'engage et reste deux ans chez les Chasseurs alpins. Il en sort avec le grade de sergent.
Élève du grand séminaire Saint-Sulpice d'Issy au début de la guerre, ancien étudiant de la faculté des lettres de Lyon. Ordonné prêtre le 8 février 1915, pendant sa première convalescence.
À la mobilisation, il retrouve le 14e bataillon de Chasseurs alpins dès le 3 août 1914. Durant la guerre, il est blessé une première fois à Zillebeke (Ypres, en Belgique, Flandre occidentale), le 24 novembre 1914. Henri Gonnet est promu sous-lieutenant le 25 novembre.
Il revient au front en février 1915 et est blessé une seconde fois à l'attaque du Linge (Alsace), le 3 août 1915 (cf. J.M.O.). Il est promu lieutenant le 6 mai 1917.
Le père Henri Gonnet éprouvait le sentiment de ne pas assez se donner :
- «Je vous écris avant de partir pour l’attaque. C’est le moment où l’on s’interroge, où l’on se demande : es-tu prêt ? […] L’essentiel c’est d’y rester prêtre, pleinement, magnifiquement, l’homme qui jette par les fenêtres tout ce qu’il a, tout ce qu’il est, parce qu’il est riche du bien inépuisable de Dieu… Je n’ai peur que d’une chose, c’est de n’être pas assez prêtre, de reculer quand il faudra me quitter». (sans date, source)
En 1918, il prend le commandement de sa compagnie, mais c’est toujours avec émotion qu’il voit mourir ses hommes :
- «Je suis sorti de la fournaise, mais tant d’autres y sont restés. Que la vie est douloureuse ! Pauvre bataillon si généreux, si ardent ! Pauvres chasseurs partis le sourire aux lèvres ! […] Je ne puis rien vous dire, sinon que j’ai souvent pleuré. […] C’est inoubliable». (source)
Henri Gonnet a été fait chevalier de la Légion d’honneur à titre posthume, comme le rapporte le Journal Officiel du 29 juin 1919 :
- «Vaillant officier ; le 18 juillet 1918, à Monnes, son commandant de compagnie ayant été blessé, a pris le commandement de l’unité et a fait l’admiration de tous par sa bravoure et son audace. Arrêté par des mitrailleuses, s’est porté en avant de sa ligne, encourageant ses hommes et leur donnant l’exemple de l’intrépidité, du mépris du danger et de l’abnégation».
Selon la transcription de son acte de décès, il a été inhumé à la sortie de Saint-Quentin-sur-Allan, à quelques kilomètres à l'ouest de Monnes. En 1960, cette commune est rattachée à La Ferté-Milon.
- Voir aussi : Les séminaristes de Saint-Sulpice morts au champ d'honneur, 1920 (source).
- Attention ! Henri Gonnet n'est pas l'auteur du livre : Les carnets d'un officier, préface de Louis Madelin, éd. Perrin, 1918 (comme on le trouve mentionné par erreur ici ou là). Cet ouvrage est l'œuvre de Jean Gonnet, mort le 19 août 1914, qui est le frère d'Henri.
fiche matricule d'Henri Gonnet
fiche matricule d'Henri Gonnet, né le 15 octobre 1889
Henri Gonnet
de Lyon
Cette notice est extraite de la Semaine Religieuse du diocèse de Lyon. Elle est due à la plume si délicate de Mgr Lavallée. Avec une bienveillance dont nous lui sommes très reconnaissant, il a bien voulu nous autoriser à la reproduire.
Il avait bien l’âme de l’officier français, l’abbé Henri Gonnet, tué à la tête de la compagnie du 14e bataillon de chasseurs alpins qu’il commandait, le 18 juillet [1918].
- «À vrai dire, je ne me plains pas de cette vie, écrivait-il le 24 janvier 1918 ; je l’aime avec passion. Je ne sais, le jour où il faudra quitter l’habit bleu, si je n’aurai pas un de ces déchirements de cœur, comme le jour où je suis entré à Issy. Je comprends les moines chevaliers de jadis, qui mêlaient si intimement ces deux vies si bien faites pour aller ensemble».
Après un combat où il avait été blessé :
- «Nos chasseurs, écrivait-il, ont été splendides jusqu’au bout ; je ne les oublierai de ma vie. Même sous le noir, si je le puis réendosser, je garderai l’habit bleu - dans le cœur tout au moins - car c’est le meilleur de l’âme française que j’ai retrouvé là».
C’est ainsi qu’il méditait, pour satisfaire sa passion de soldat, de garder sous sa soutane, un bout de sa tunique de diable bleu, parmi ses scapulaires (1), à l’insu de Messieurs de Saint-Sulpice.
C’était une jolie nature, éprise de tout ce qui est lumière, cherchant partout la vie de l’esprit, et s’épanouissant sous cette longue menace de mort de quatre années avec l’avidité tranquille des fleurs des champs qui s’ouvrent sous l’orage qui va les foudroyer.
J’ai lu une lettre amusante de lui à son père sur l’officier rêvant à sa cantine (4), dans la boue des tranchées.
- «Quand je serai au repos, je vais pouvoir me laver…» Quand je serai au repos, je vais un peu voir ma cantine…» «Quand je serai au repos, j’aurai un lit, vieux ; je démarre plus le matin…» «Voilà l’écho des réflexions quand on est dans sa sape (2), les jambes demi-ployées, les pieds froids, en proie aux totos (3), le corps mal à l’aise, dans une chaleur douteuse et mal répartie. On voit au loin une chambre chaude, la fameuse cantine ouverte et déployant ses richesses sur les meubles…».
cantine d'officier
Sa cantine à lui a été renvoyée à ses parents ; elle renfermait 36 volumes ; quelques temps après il arrivait un nouveau paquet de 18 volumes ; il traînait derrière lui toute une bibliothèque, et la plus variée des bibliothèques. Je ne parle pas de l’Évangile, de l’Imitation et du Bréviaire (5) qui ne le quittaient jamais. Mais voici un volume des Conférences de Mgr d’Hulst, celles du P. Ollivier, L’Église de l’abbé Prunel, Saint-Louis et Philippe le Bel de l’Histoire de Lavisse, du Barrès et du Bourget, etc…, et puis de l’italien Benedetto XV e la sacra predicazione (6), Giacomo Zanella, et Dante, etc… ; et puis - chose inattendue - Délie objet de la plus haute vertu, de Maurice Scève…
C’est curieux de voir s’exaspérer en lui le goût des choses de l’art, dans la rudesse d’une telle vie. Car il ne faut pas perdre de vue que nous avons affaire à un lieutenant du 14e Chasseurs alpins, qui a suivi partout et commandé cette troupe d’élite, qui a été trois fois cité et blessé trois fois, avant de tomber à la tête de sa compagnie.
Mais «dans sa sape», comme il disait, «les jambes demi-ployées», il s’imaginait être dans un monastère édifié à son intention, pour la méditation et pour l’étude. Il me l’a écrit positivement :
- «Je viens de passer une bonne retraite de six jours, dans un couvent que les premiers Carmes auraient aimé. Notre cloître n’est pas fait d’arceaux élégants, c’est un long couloir de terre, le long duquel s’ouvrent les cellules. On a l’esprit bien souvent tendu en le traversant… J’ai retrouvé, pour l’approfondir un peu, ce grand Pascal qu’on a si rarement le temps de méditer comme ici».
Une autre fois, c’était Racine :
- «Racine fait mes délices. Je vais de découverte en découverte, et m’aperçois que décidément il est un âge pour faire ces amitiés-là…» «J’ai même abordé Dante qui paraît assez ardu mais est d’une singulière beauté. Ses vers vous entrent dans la tête comme des clous de bronze, et la traductrice ne donne pas idée de cette énergie qu’a toujours le jaillissement de la pensée dans la langue qui l’a conçue…»
Il n’aurait peut-être pas fallu insister beaucoup pour faire dire à cette nature optimiste et vigoureuse que la guerre était un temps de solitude et de recueillement ménagé à l’esprit pour refaire ses études classiques.
- «Hier soir, j’ai lu Georges Dandin et Don Juan de Molière, cette dernière pièce surtout est magnifique, d’une vérité de vie qui n’a pas vieilli d’un jour. Je croyais entendre parler tel ou tel que je connais bien. Cela, c’est le privilège des génies. Et quel brave français ! Si vous allez quelque jour sous les voûtes du Grand-Théâtre, achetez-moi un Gresset à 30 centimes et envoyez-le-moi (7)».
Il écrivait ceci le 17 avril 1918, dans le train qui ramenait les chasseurs d’Italie, pour les jeter sur le front de la Somme alors en feu. En un pareil moment, ce souvenir de Vert-Vert est assez piquant de calme. Ou plutôt le mot qui convient pour exprimer ce vigoureux appétit de tout connaître, c’est celui de passion qui revient d’ailleurs souvent dans ses lettres :
- «Ce qui me passionne surtout, c’est l’Histoire de l'Église, qui est une mine de confiance et de force d’âme…».
On a l’impression d’une nature si complètement ouverte à la vie qu’à peine réussit-elle à voir la mort, qui cependant est partout près d’elle :
- «Je n’arrive pas à penser à la mort, écrit-il, sous ce ciel éblouissant de septembre, près des fleurs du jardin militaire, environnés que nous sommes de chants d’oiseaux. Vraiment cette lumière est trop crue et trop joyeuse pour une chose si austère, et j’ai l’impression de ces chapelles trop brillantes, où les vitraux dorés font oublier le noir sombre des draperies…».
Ah ! c’est la jeunesse aux mille couleurs qui jetait dans son âme transparente de jeune prêtre le prestige de sa lumière.
- «J’ai à finir un petit résumé de l’histoire du bataillon dont on m’a chargé ; je vais tâcher de finir ce soir ou demain… J’ai revu tous ces noms oubliés, ces relevés de tombes. De mon cœur a levé toute une moisson de souvenirs parfumés encore des senteurs des Vosges, fougères des bois, mousses odorantes ; j’ai ressenti le charme de cette lumière bleue du soir qui nous enivrait sous les grands sapins. J’ai revu ces journées du Linge (8) ; je sens si bien qu’un peu de mon âme est restée là-haut, avec tous ceux que j’ai laissés en route et qui sont bien loin maintenant. Cette poésie du passé est indéfinissable. Si beau que soit le présent, il ne peut égaler ce charme que les événements et les figures aimées prennent à mesure que les jours passent…».
les pentes du massif du Linge (Vosges)
Arrivant en Italie avec les troupes françaises, Henri Gonnet a ce cri de surprise et d’émotion : «Tout mon cœur vibre sur cette terre délicieuse…».
Et maintenant, vous allez voir ce que fut, dans une âme douée d’un tel don de sympathie et de vibration, l’amour de ces grandes choses : la France, les hommes et Dieu.
On a beaucoup parlé de la justice, du droit, de la liberté, pour lesquels notre pays se battait ; j’ai remarqué que, dans les discours officiels, le nom de la France le cédait ordinairement à ces grandes idées qui, en effet, étaient bien le but de notre lutte. On semblait éprouver le besoin de justifier la patrie devant la raison, en disant qu’elle représentait la liberté et le droit. Tandis que la justice, dans les lettres d’Henri Gonnet, apparaît comme une physionomie, un visage dont son cœur est épris, c’est la France. Les chasseurs viennent de chanter le cantique de sainte Odile : «Ô sainte Odile, lève-toi - Car c’est la France - Qui te revient pleine de foi».
- «Dieu le veuille, Dieu le veuille, écrit Henri Gonnet, car ce retour donnerait tout au pays, et les traditions d’antan, l’épanouissement de ce quelque chose d’unique qui est dans le fonds français, qui nous fait répéter avec émotion le Doulce France de Turoldus».
C’est ainsi que leur jeunesse se plaît à ce mot de tendresse qui vint sur les lèvres du trouvère dans la jeunesse de notre pays.
- «C’est une douce chose, écrit-il le 2 juin 1918, au moment de la ruée allemande sur la Champagne, que de défendre, en cette saison, en ces circonstances, notre admirable pays. On s’y donnera avec tout ce qu’on peut mettre d’ardeur à une cause. Le moral des bommes est excellent. Puissions-nous, Dieu aidant, les refouler encore, et défendre de leur souillure le cœur de la France où tout nous parle des ancêtres et de la grâce de chez nous».
Cette grâce de chez nous, il l’a vue briller dans les yeux de la France :
- «Je suis très heureux et très fier, écrit-il la veille de sa mort, de mourir pour délivrer la France, pour repousser le plus dur de tous les assauts. Nous luttons pour que ne meure pas le pays. Aussi nous y allons de toute notre âme, pour la cause la plus sainte de la terre après celle de Dieu ; car le triomphe de l’Allemagne serait la fin de cette flamme unique qui attire le monde entier vers nous».
N’avez-vous pas l’impression que la jeunesse, et aussi sans doute l’intégrité de ces cœurs neufs de jeunes prêtres, a donné à leur amour de la France une fraîcheur, des nuances tendres comme des aurores de sentiments ?
Encore ce qu’ils en ont dit ne laisse que deviner le sentiment qui était en eux. La parole est le plus faible des langages. «L’amour a tant de peine à parler, écrit Henri Gonnet, tant de répugnance à se dire, souvent, que les grandes et rares occasions de sacrifice doivent être acceptées amoureusement par nous». Le sacrifice, le don de soi, voilà le langage silencieux, sincère et fort de l’amour.
chasseurs dans une tranchée de Calonne
Écoutez ces réflexions avant l’attaque, quand l’homme sent la lourdeur de son corps, dans la pénombre de l’attente :
- «Je vous écris avant de partir pour l’attaque. C’est le moment où l’on s’interroge, où l’on se demande : es-tu prêt ? D’ailleurs on partira avec calme. Ce sera peut-être dur. L’essentiel, c’est d’y rester prêtre, pleinement, magnifiquement, l’homme qui jette par les fenêtres tout ce qu’il a, tout ce qu’il est, parce qu’il est riche du bien inépuisable, de Dieu… Je n’ai peur que d’une chose, c’est de pas être assez prêtre, de reculer quand il faudra me quitter. À ces heures, le corps ne doit pas compter… Comme il faut avoir peur, en méprisant le geste large, de devenir petit…»
Voilà l’idéal de vie sacerdotale qui hante son imagination : le geste large de «jeter par les fenêtres tout ce qu’il a, tout ce qu’il est, pleinement, magnifiquement».
Henri Gonnet a tout donné à ses hommes, toute sa solde, tout son temps, avant de donner sa vie. S’il a tant étudié, c’est aussi pour pouvoir prêcher, pour faire profiter les autres de son travail. Il avait une parole abondante et chaude, parce que c’est son âme qui parlait. Un jour, à un service pour les morts du 14e, il eut un vrai succès, son auditoire tout entier ayant subi la contagion de son émotion. Il se sentit dégagé des entraves de l’appréhension, et porté par le courant ; il en jouit vraiment, et c’est pourquoi il m’en parla.
Que de témoignages il a reçus analogues à celui-ci que j’ai connu par hasard : «Cher lieutenant, peut-être vous ne connaîtrez pas le chasseur qui vous écrit. Je suis celui qui vous a fait appeler le 21 juillet au poste de secours pour vous remercier du bien que vous m’avez fait… Mon lieutenant, j’en garde un éternel souvenir, qui est bien doux pour moi».
Après le combat, il lui est arrivé d’être suffoqué par les larmes devant ses camarades tombés :
- «Je suis sorti de la fournaise, mais tant d’autres y sont restés. Que la vie est douloureuse ! Pauvre bataillon si généreux, si ardent ! Pauvres chasseurs partis le sourire aux lèvres ! Je ne puis rien vous dire, sinon que j’ai souvent pleuré… C’est inoubliable».
«Je suis sorti de la fournaise, mais tant d’autres y sont restés»
On voit que ce ne sont pas seulement des larmes de douleur, mais d’admiration. Henri Gonnet a eu l’admiration de ses hommes.
- «Notre petit soldat de France est si grand qu’on serait mal venu de se plaindre d’avoir à lui donner sur place cet exemple qu’aucun discours ne suppléera jamais… La misère de la guerre fait produire à la nature humaine ces fruits très rares et très beaux que donne la pensée de la mort et le détachement de tout ce qu’on aimait. Jamais l’homme n’est plus beau, plus soumis, plus admirable qu’ici ; il ne demande qu’une chose : une direction».
Ne pensez-vous pas que c’est une bonne marque d’une nature généreuse que ces enthousiasmes et ces admirations, en même temps que c’est la condition nécessaire pour bien aimer et se donner pleinement ?
Je citais tout-à-l’heure cette image du «geste large» qui jette «tout par les fenêtres» ; en voici une autre que je veux rappeler, car je sens bien que c’est une pensée habituelle, et comme une aspiration de tout l’être, qui s’est échappée dans ces formules symboliques et s’y est complue.
- «J’y resterai peut-être ; pourquoi ne pas envisager cette solution ? Mais du sacrifice consenti, Dieu peut faire germer quelque chose, un peu de paix, un peu d’amour, que j’aurais voulu répandre, qui sortira encore de ma tombe, si je meurs en m’abandonnant bien à Lui».
Et ainsi le rêve de cette jeune vie de prêtre, c’est de se répandre et puis de s’évanouir en un peu de paix et d’amour.
Pour le dire en passant, jamais le peuple ne saura ce qu’il y eut pour lui de dévouement, de passion, dans le cœur de ces jeunes prêtres qui, au jour de leur ordination, acceptèrent l’isolement, la pauvreté et, je puis le dire dans les conditions de vie qui nous sont faites, la misère de toute sorte, pour avoir son âme, et qui furent à la guerre les meilleurs de ses amis, pour vivre et mourir avec lui. S’il le savait, il bercerait chèrement leur mémoire dans son souvenir et sa tendresse.
Mais l’objet solide pour une âme ardente, c’est Dieu ; car celui-là ne faiblit pas sous la roideur de l’élan ; la passion peut s’y jeter à plein, sans courir le risque d’en atteindre la limite et d’y trouver la déception du vide.
Henri Gonnet fut ordonné prêtre pendant sa convalescence d’une blessure grave : bonnes circonstances pour entrer dans le sentiment du sacrifice. Un des bras qu’il ouvrait vers Dieu, dans le rit (9) de la première messe, avait été brisé. Ah ! je me rappelle cette ordination dans la basilique de Fourvière - et Votre Grandeur surtout, Monseigneur l’Auxiliaire, se la rappelle. Il y avait deux autres ordinands ; l’un d’eux montait les marches avec une canne, ayant été grièvement blessé. C’était en février 1915 ; aucune perspective ne s’ouvrait que sur la sombre mêlée.
Le premier jour de sa retraite, Henri Gonnet écrivait :
- «Vous demanderez pour moi cette grâce de l’amour du Maître, de l’amour ardent et perpétuel. Je voudrais que ce sacrifice que j’offrirai fût l’image de ma vie constamment immolée pour Dieu. Quel qu’en soit le terme, elle sera très belle, puisqu’il m’est donné de tenir entre mes mains, de consacrer et d’immoler la céleste Victime, l’Agneau qui efface les péchés du monde. Et une vision si radieuse que celle de la première messe efface bien toutes les autres. Que sont, à côté d’elles, les sombres perspectives de la bataille ?»
Après sa première messe, il écrivit à un prêtre ami :
- «Première journée du don divin, journée inoubliable, depuis laquelle je vis sous le charme de Dieu. Et cette puissance du Saint Sacrifice est si grande, que je n’y songe pas sans frémir, et sans m’humilier de ce qu’Il vient en moi, pécheur, Lui, le Maître de tout. Quelle que soit la durée de ma vie, le Ciel n’est qu’une première messe durant toujours. D’autres l’ont dit peut-être ; mais pour des sentiments éternels est-il deux expressions ?»
Là-dessus, il rejoint en Alsace ; et ce sont les messes dans la tranchée :
- «Messes de campagne, messes de tranchées, écrit-il, messes des humbles qui demain peut-être mourront, quelle joie de pouvoir les dire ! Pour une vie de prêtre, quel plus beau lever de soleil rêver !» «Les camarades arrangent les tertres ; nous arrangeons les âmes, et faisons que l’ordre y règne. Quelle plus belle tâche rêver au matin du sacerdoce, dans cette jeunesse du printemps d’Alsace, qui épanouit touts nos envies de donner de nous-mêmes ?»
carte envoyée de Monestier par un soldat du 14e Chasseurs, en 1915
Après sa troisième blessure, il fut ramené à l’arrière et chargé de l’instruction des recrues. Voici ce que l’on observa au presbytère de Monestier-de-Clermont (10), où le bataillon séjourna quelques temps : «C’était un héros et un saint, car il y avait parfois de l’héroïsme à mener de pair ses devoirs de prêtre et d’officier. Pendant le temps qu’il est resté ici, les chasseurs partaient à l’exercice de très grand matin, ce qui obligeait leur lieutenant à venir à l’église vers les trois ou quatre heures du matin, s’il voulait célébrer la sainte messe avant son départ. Eh bien, jamais nous ne l’avons vu y manquer… mais ce que nous ignorions, c’est qu’étant logé loin de l’église, et n’ayant pas le temps de retourner chez lui prendre son petit déjeuner, il partait à jeun, et faisait ainsi, parfois jusqu’à dix ou onze heures et même midi, les marches les plus pénibles…»
Acharnement du prêtre à mettre la main à son calice, à parler à Dieu tout seul, à voix basse, dans la nuit. Quelles paroles avez-vous entendues, ô mon Dieu, des lèvres de cet enfant qui pouvait se passer de sommeil, de nourriture, et rester et marcher jusqu’à midi, dans la joie de cette intimité avec vous, qui lui fit écrire, une fois revenu à la misère des tranchées :
- «Présence de Dieu, familiaritas stupenda nimis (11), que le prêtre du Christ sent plus que partout quand sa tranchée est déserte et triste, et que la scène du Calvaire vient la transformer en un temple splendide».
C’est dans l’environnement de cette intimité sainte qu’il eut ce geste familier et beau de jeter ses bras autour de la croix, comme au cou d’un ami, dans un mouvement où l’on sent si bien que tout le corps s’abandonne et pèse, et que tout le cœur se donne :
- «Stat crux. Puisse-t-elle se dresser pour nous à la dernière heure, la croix du sacrifice, du pardon et de la pitié, afin que de nos mains tremblantes, de nos pauvres mains d’enfants de France, nous saisissions avec amour ses grands bras pour nous suspendre à Elle, et mourir comme notre Maître y mourut, en immolation et en amour des hommes».
Ce geste par lequel il souhaitait de finir sa vie, il l’a fait ; il est mort en le faisant. Et ici, j’admire les conduites de Dieu quand il veut opérer ses chefs-d’œuvre, et le plus grand de tous les chefs-d’œuvre, celui qu’il tire de matière humaine.
On était au 17 juillet dernier [1918] ; la grande offensive qui ne devait plus s’arrêter jusqu’à l’invraisemblable victoire, se déclenchait le lendemain ; et le 14e bataillon de chasseurs alpins en était. Henri Gonnet avait déjà, en revenant d’Italie pour le front français, alors en feu, remis en mains sûres l’adieu qu’il voulait laisser à ses parents, s’il disparaissait.
- «21 avril 1918. Mes chers parents, je serai parti quand vous recevrez cette lettre… Je vous demande de ne pas trop vous étonner, si le sort de mon frère m’est échu - le lieutenant Jean Gonnet, tombé en octobre 1914, et dont on a publié un volume d conférences militaires - et de rester bien soumis à la sainte volonté divin qui meut toutes choses pour notre bien.
Je n’ai jamais pensé en partant pour cette guerre, revenir de ces rudes combats. Plus la campagne durait, plus j’en envisageais le terme, et je pensais bien qu’il serait pour moi comme pour Jean. Avant d’aller au combat, je tiens à vous dire les choses, pour que parlions une fois ensemble de ce que la crainte nous empêchait toujours d’avouer.
Je vais vous laisser bien isolés, et je ne pense pas sans angoisse à ce que sera notre pauvre maison, quand vous y resterez tout seuls, appuyés sur vos souvenirs. Mais vous avez trop aimé Dieu, pour qu’Il vous abandonne… Vous garderez toujours, c’est la seule chose que je vous demande, cette Foi qui vous a tant aidés ; vous resterez soumis à l’ordre d’En-Haut et, paisibles malgré tout, vous attendrez l’heure de la grande Réunion.
Mes parents chéris, je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour moi. Je vous remercie de cette Foi catholique que vous m’avez transmise intacte, et qui a été jusqu’à la fin mon soutien de tous les instants ; je vous remercie de cette vie familiale si douce et si bonne que vous avez su nous faire goûter à tous, à tous les moments de la vie ; je vous remercie de l’exemple d’une carrière sans tache, que tous deux vous nous avez fourni. Dieu vous récompensera un jour d’avoir espéré en Lui contre toute espérance, et quand même vous aviez le cœur brisé.
Il ne faut pas croire que les seules années heureuses comptent dans la vie des familles, mais se répéter souvent que l’on sème dans les larmes. Ce serait un déshonneur pour notre famille de n’avoir eu personne à la guerre. Qu’importent les quelques années humaines que Dieu aura retranchées à notre vie, si nous avons contribué en mourant à rendre victorieux notre pays, et à le rendre meilleur après la guerre.
Pensez que devant le devoir, le soldat ne doit pas lésiner ; que vos âmes françaises continuent jusqu’au bout à être des âmes de soldats.
J’aurais bien aimé vous revoir et vous embrasser encore… Nous nous retrouverons devant Dieu, dans la Lumière qui ne finira pas et dans l’Amour éternel. Ses promesses ne passent pas. Sa bonté pour nous tiendra ce qu’Il nous a promis. Alors toutes nos pensées terrestres pèseront peu ; seuls resteront nos efforts et nos mérites. Que cette pensée de l’Au-delà soit de plus en plus votre secours et votre espérance…»
Il avait donc confié à un camarade ces lignes destinées à ses parents. Le 17 juillet, au soir, veille de l’attaque, il rouvrit l’enveloppe pour ajouter encore un mot.
- «17 juillet 18. Voilà que je reprends cette lettre ce soir, mon papa et ma maman, je la reprends parce que ce sera peut-être demain le jour, et que je veux vous embrasser encore, avant qu’il vienne. Je voudrais vous dire comme je vous aime, et je ne peux ; je voudrais vous remercier de tout ce que vous avez fait pour moi, et l’occasion ne viendra plus ; mais si Dieu m’appelle à Lui, ce sera pour penser à vous devant son trône, et pour vous bénir à jamais d’avoir si bien entouré votre enfant.
Si sa volonté est je meure, je suis très heureux et très fier de mourir ainsi pour délivrer la France, pour repousser le plus dur de tous les assauts. Vous savez ce que nous allons faire, et où se porte l’effort des chasseurs. Si quelquefois il fut téméraire, cette fois nous sentons bien qu’il s’impose, et que nous luttons pour que ne meure pas le pays.
Aussi nous y allons de toute notre âme, pour la cause la plus sainte de la terre après celle de Dieu, car le triomphe de l’Allemagne serait la fin de cette flamme unique qui attire le monde entier vers nous.
Je vous prie de me bénir, mes parents chéris, et moi aussi, prêtre indigne de Jésus-Christ, je vous bénis».
Il donna à ceux qu’il aimait ce dernier baiser filial, et puis il se tourna vers son devoir.
Et c’est ici que j’admire les touches de la main divine. Dieu qui allait le reprendre fut passer sur son âme le souffle de l’amour ; et, dans un acte d’abandon total, nous voyons cet admirable enfant et prêtre ramasser, si je puis dire, tout ce qu’il a, tout ce qu’il est, ses affections, son passé, ses rêves d’avenir, son cœur, son sang, et en faire l’oblation, comme il avait souvent jeté sur la braise ardente le grain d’encens qui monte en parfum devant l’Hostie.
«Devant Dammard, 17 juillet 18»
Sur son petit carnet de poche, nous avons trouvé ces lignes :
- «Devant Dammard, 17 juillet 18. Ô Dieu, feu dévorant
- remarquez comme il sent la brûlure de l’Esprit d’amour : le Seigneur ton Dieu est un feu dévorant, Quia Dominus tuus ignis consumens est (12) ; cette flamme aiguë s’en allait tout fouiller et tout prendre en lui, et le faisait ainsi prier -
Ô Dieu, feu dévorant, qui appelez les derniers de vos enfants à être vos prêtres, ayez pitié du plus faible de tous, que vous avez appelé à cette immense dignité. Soutenez-moi, Dieu Puissant et Fort, au milieu des combats ; faites que je donne l’exemple, que je le donne en tout ; que je ne me regarde pas moi-même, que je m’oublie moi-même, pour ne penser qu’à ceux que vous m’avez confiés. Mon Sauveur Jésus bien-aimé, que je Vous regarde et que je vous Aime et que j’aille de l’avant, votre Croix sur la poitrine, sans penser à autre chose qu’à Vous. Si je tombe, purifiez mon âme dans les souffrances pour qu’elle Vous voie bientôt, pour que je retrouve bien vite ceux qui m’attendent là-haut et qui vous aiment.
Seigneur, que je Vous aime plus que tout !»
Le lendemain matin, quand le jour jeta dans cette âme allégée et transparente la joie de la lumière et l’excitation de la lutte, il bondit, au signal, de la tranchée, à la tête de sa section. À six heures, il entrevoyait par un agent de liaison cette note qu’on a trouvée dans la tunique du commandant resté, lui aussi, sur le terrain.
- «Le lieutenant Lafage a été blessé au bras. J’ai pris le commandement de la compagnie.
La compagnie est arrêtée devant le chemin de Monnes à Combrecourt (13), à 6 heures.
Nous avons été arrêtés un peu avant cette station par des mitrailleuses sur la droite. Actuellement, les mitrailleuses de Monnes nous tirent dessus.
La compagnie a fait des prisonniers.
Moral superbe.
Vive la France !
18 juillet 18, à 6 heures.
H. Gonnet».
C’est là, dans cette excitation que lui donnait la victoire aperçue, et qui, en effet, se levait pour toujours, que la mort le fixa. Il tomba dans l’après-midi, une balle dans la tempe. Sa citation dit : «… A fait l’admiration de tous. Arrêté par les mitrailleuses, s’est porté en avant de sa ligne, encourageant ses hommes et leur criant : "En avant ! Si nous tombons, c’est pour la France"».
1 - Scapulaires : morceaux de tissus reliés par deux bandes de tissu ; on distingue le scapulaire monastique (grand) et le scapulaire de dévotion de taille réduite ; ici, il s'agit du vêtement.
2 - Sape : en général, le terme est synonyme de boyau (voie de communication entre deux lignes de tranchées) ; mais ici, cela renvoie plutôt à un abri en arrière des tranchées.
3 - Totos : poux.
4 - Cantine : malle en fer utilisée par les militaires qui y rangent leurs effets personnels.
5 - Bréviaire : livre liturgique contenant les textes nécessaires à la prière (liturgie des Heures, office divin).
6 - Benedetto XV e la sacra predicazione : ouvrage de Salvatore Natucci, 1918.
7 - un Gresset : Jean-Baptiste Gresset est l'auteur d'un poème humoristique intitulé Vert-Vert ou les voyages du perroquet de la Visitation de Nevers, 1734. Mais un Vert-Vert désigne aussi un journal spécialisé dans la programmation théâtrale (1832-1902).
8 - Le Linge (on prononce : Lin-gué) est un sommet des Vosges alsaciennes, champ de bataille en 1915.
9 - Rit : variante orthographique de rite.
10 - Monestier-de-Clermont : petite commune de l'Isère.
11 - Familiaritas stupenda nimis : avec une familiarité vraiment stupéfiante.
12 - Quia Dominus tuus ignis consumens est : Parce que le Seigneur votre Dieu est un feu dévorant (Deutéronome, 4, 24).
13 - Combrecourt n'est pas identifiable sur la carte, le lieu n'est jamais mentionné dans les J.M.O. des unités présentes dans ce secteur. Il s'agit probablement d'une erreur de transcription due à ceux qui ont eu à lire la note manuscrite d'Henri Gonnet : il faut lire Cointicourt et non Combrecourt.
Henri Gonnet appartenait au 14e bataillon de Chasseurs alpins depuis 1908
Henri Gonnet était élève au séminaire d'Issy, au début de la guerre
séminaire Saint-Sulpice, Issy-les-Moulineaux
séminaire Saint-Sulpice, Issy-les-Moulineaux ; Lorette, le vestibule
séminaire Saint-Sulpice, Issy-les-Moulineaux
l'évocation d'Henri Gonnet dans la Semaine religieuse du diocèse de Lyon, 1919
La Semaine religieuse du diocèse de Lyon, 21 février 1919 (source)
l'essentiel de ce texte est repris dans la notice du Livre d'or
le 24 novembre 1914, Henri Gonnet est blessé à Zillebeke, en Belgique
au sud d'Ypres, le secteur de Zilleke, sur une carte fin octobre 1914 (AFGG)
Journal des marches et opérations du 14e B.C.A., novembre 1914
Zillebeke (Flandre occidentale), champ de bataille
prêtre, Henri Gonnet a célébré des messes sur le front
Il n'y a pas de photos d'Henri Gonnet au front, mais quand il célébrait une messe, cela devait ressembler aux scènes ci-dessous.
en Argonne en 1915, une messe sur le front
cérémonie religieuse dans une tranchée
dans le nord de la France, messe sur le champ de bataille
messe sur le front, 21e régiment Territorial, 1915
messe en plein air, à l'arrière des tranchées, Vosges, 1916
le 3 août 1915, Henri Gonnet est blessé au Lingekopf
Journal des marches et opérations du 14e B.C.A., début août 1915
la bataille du Linge, juillet-octobre 1915 (source)
les lieux du Linge, carte du front le 24 août 1915 (source)
le général de Maud'huy décore le fanion d'une compagnie du 14e B.C.A., en 1915 (source)
Le Miroir, août 1915
sur les flancs du Linge, juillet 2018 (source)
en 1917, Henri Gonnet a formé les recrues à Monestier-de-Clermont
à un moment donné de l'année 1917, Henri Gonnet se retrouva à Monestier-de-Clermont
verso de la carte ci-dessus avec le cachet du 14e bataillon (juillet 1915)
localisation actuelle de l'endroit indiqué sur la carte ci-dessus (le bâtiment au fond)
Henri Gonnet est mort lors de l'attaque de Monnes (Aisne)
offensive du 18 juillet 1918 dans l'Aisne ; les lignes verticales de couleur verte représentent les dates
(carte : Les Armées françaises dans la Grande Guerre)
Journal des marches et opérations de la 47e D.I. (page 91)
Journal des marches et opérations de la 47e D.I. (page 92)
Monnes (Aisne), juillet 1918 : maisons bombardées
Chevillon (Aisne), village proche de Monnes, juillet 1918
Dammard, Monnes, Cointicourt, Macogny, carte IGN 1950 (Géoportail)
les alentours de Monnes, sur la route de Cointicourt à Macogny, juillet 2013
les alentours de Monnes, sur la route de Cointicourt à Macogny, juillet 2013
acte de décès d'Henri Gonnet
état ciivil de Lyon, archives municipales
en 1918, Henri Gonnet a été inhumé à Saint-Quentin-sur-Allan
Saint-Quentin-sur-Allan, en venant de Dammard
sortie de Saint-Quentin-sur-Allan, en se dirigeant vers Dammard et Monnes :
Henri Gonnet a été inhumé en ces lieux
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