les 146 anciens élèves de Sainte-Marie morts pour la France, 1914-1918
Charles MOREL
Charles Morel est né le 23 octobre 1883 à Montbrison (Loire). Il est mort (disparu) le 27 août 1914 à Pouilly-sur-Meuse, forêt de Jaulnay (Meuse).
Il a perdu ses parents étant encore enfant : sa mère meurt en août 1887 (il n'a pas encore quatre ans...) et son père en septembre 1896 (il n'a pas encore treize ans). Il est élevé ensuite par son oncle paternel, Élie Morel.
Il a été élève à Sainte-Marie d'octobre 1892 à juillet 1900.
Charles Morel était officier de carrière, ayant longtemps servi dans les troupes coloniales avant 1914.
Il est inhumé au cimetière de Brieulles-sur-Meuse.
fiche matricule de Charles Morel
fiche matricule de Charles Morel, né le 23 octobre 1883
Charles Morel
de Montbrison
Lieutenant au 22e Colonial
Charles Morel entra au collège en octobre 1892 et ne quitta Sainte-Marie qu’en 1900. Aucun de ses condisciples n’a pu perdre le souvenir du «petit Morel». On le voyait arriver chaque matin, fidèlement accompagné, deux et trois fois par jour, jusqu’à sa Philosophie inclusivement par une tante, Mme Tamet. Ce n’est pas lui qui était tenté de trouver importune cette surveillance, exercée avec une inlassable sollicitude, sous l’inspiration d’un dévouement tout à fait maternel. Il y voyait au contraire une occasion de prolonger les bonnes causeries de la famille, et savait en témoigner sa reconnaissance : preuve évidente d’une nature délicate !
Que fut-il au collège pendant cette période scolaire ? Un élève consciencieux, appliqué à tout son devoir, très désireux de réussir et facilement joyeux lorsque le succès venait récompenser ses efforts. Rien au dehors ne semblait pourtant faire présager sa vocation militaire, à moins qu’on ne voulût voir un signe révélateur dans son goût prématuré pour le tambour.
Un observateur plus attentif aurait compris cependant que sa ténacité dans l’étude indiquait un caractère solidement trempé. L’énergie de l’âme, plus encore que des habitudes de vie remuante, convient au chef militaire. On conduit les hommes avec de la volonté et non point avec du mouvement.
Ce fut donc une véritable vocation que Charles put découvrir en lui, lorsqu’à l’époque de sa retraite à Sept-Fons, il étudia la grave question de son avenir. Prière, réflexion, conseil, tout fut mis en œuvre, avec une parfaite loyauté et un grand esprit de foi, pour entendre la voix de Dieu. Puis, dès qu’elle eut retenti nettement au sanctuaire de sa conscience, il voulut aller droit au but.
C’est alors qu’il commença, à l’École de Saint-Sigismond de Nancy, sa préparation au cours de Saint-Cyr. Cet apprentissage ne fut point toujours facile. Ses études précédentes, purement littéraires, ne l’avaient point préparé à celle des mathématiques ; ses huit années d’externat rendaient plus dur le sacrifice de la première séparation. Sans doute, il eut à souffrir de ce déracinement qui l’arrachait au cadre familial pour le transplanter au loin, en terre lorraine. Mais il n’était point homme à faiblir en face de l’obstacle. Il voulait arriver et coûte que coûte il arriva.
Le 29 octobre 1904, il entrait à l’École de Saint-Cyr d’où il sortit deux ans après, avec le grade de sous-lieutenant au 6e régiment d’infanterie coloniale, en garnison à Brest.
C’est en Afrique que s’écoula toute sa carrière d’officier avant la guerre. Elle fut des plus brillantes, marquée par un épisode devenu célèbre, sous le nom de la bataille d’Achorat. René Bazin en retrace les péripéties émouvantes, dans son livre de Douce France, avec le désir d’apprendre aux jeunes Français jusqu’où peut aller l’héroïsme de nos soldats. Cette page est trop glorieuse dans la vie de notre cher officier pour que nous ne soyons pas heureux de la citer tout entière. Quelle fière leçon d’énergie silencieuse et d’obscur dévouement !
Affecté au 4e [bataillon de tirailleurs] sénégalais, Charles part successivement dans le désert avec un troupeau de 400 chevaux et de 80 bœufs, puis pour Tati, où il doit remplir auprès de troupes noires les fonctions d’officier instructeur, enfin pour Bandiagara, avec mission de faire la carte du pays de Tombouctou à Djenné.
«Chaque année, lisons-nous dans la revue L’Afrique française, voit s’organiser de grandes caravanes trans-sahariennes, qui partent de Tombouctou, la reine du Soudan, la riche et mystérieuse cité, le grand entrepôt commercial situé à la limite des grasses vallées du Niger et de l’immense mer de sable qui déroule ses dunes arides jusqu’au Maroc, jusqu’aux oasis d’Algérie ou de Tunisie. Elles vont porter à ces régions, à travers quelque seize ou dix-huit cents kilomètres de désert brûlant, sur le dos de leur mille chameaux l’or, l’ivoire, l’encens, la gomme, tous les trésors de l’Afrique centrale, amenés par les flottilles nègres sur le Niger aux Arabes commerçants de Tombouctou».
[la suite du récit figure ici, plus bas, dans la transcription du texte de René Bazin]
On comprend qu’après cette action d’éclat, le lieutenant Morel ait été créé chevalier de la Légion d’honneur. Il faut lire le texte même du décret :
- «Charles Morel, lieutenant au 2e2 bataillon de tirailleurs sénégalais, six ans de services, trois campagnes, services exceptionnels : le 29 novembre 1909, au combat d’Achorat a donné les plus belles preuves d’initiative et d’audace, lorsque la mort de son capitaine l’a appelé à prendre le commandement du détachement aux prises avec un ennemi très supérieur en nombre, bien armé et aguerri, qui a été obligé de battre en retraite ; a assuré ensuite le transport du corps de son capitaine et de nombreux blessés, à travers une zone déserte de 400 kilomètres».
C’est alors que le jeune chevalier vient prendre en France, un congé bien mérité. Il est alors rayonnant de joie. Sa carrière lui plaît. Il fait avec entrain l’éloge de ses hommes. Qui se souvient de l’avoir vu à cette époque ne peut oublier l’air radieux de sa physionomie. Certes, il ne cherche point à se mettre en évidence ; lui, ne sait pas ce que c’est que la vantardise ; mais quand on l’interroge, il parle de l’abondance du cœur et raconte, sans s’en douter, des exploits qui font tressaillir. Ah ! qu’il est bien dans sa vocation !
Au bout de trois semaines de congé, il est envoyé en garnison à Toulon et dès le début du printemps de l’année suivante, 1912, il repart pour les colonies.
Cette seconde campagne, en Mauritanie, au milieu des «méharistes», éprouve, plus que la première, sa patience et sa ténacité. Voué dans cette contrée insoumise à un ministère de dévouement obscur et à une existence pleine de dangers, il sent une certaine lassitude morale l’envahir.
Lorsqu’il revient en France pour son congé réglementaire, au printemps 1914, il n’est plus le même ; le contraste est frappant. Ce n’est plus l’officier alerte d’hier. Il porte au cœur ses blessures. On sent qu’il a été meurtri par des procédés indélicats, et lui - la loyauté même - ne peut se faire à cette idée que dans la vie militaire, pour réussir il faille autre chose que les aptitudes du métier. Est-ce donc là ce qu’il a toujours rêvé ? Ses amis souffrent de le voir souffrir et se demandent, eux aussi, ce qu’il faut conseiller de plus sage pour la prudente organisation de son avenir.
C’est dans ces dispositions morales qu’il est saisi par la déclaration de guerre et rejeté, en plein, au milieu des préoccupations purement militaires.
Dès le début des hostilités, il est envoyé sur la Meuse. On devine avec quelle ardeur il reprend ses chères fonctions. Une carte-lettre - la dernière, hélas ! reçue de lui - fait connaître toute son admiration, tout son enthousiasme pour l’ordre avec lequel s’opère la mobilisation de l’armée. Il est tout entier à l’espérance. Il est fier de commander à ses coloniaux. Il est heureux de combattre pour sa patrie.
Hélas ! pouvait-il s’attendre à tomber pour sa patrie, au début même de la guerre ?
D’après un récit d’un sergent-major du 22e colonial, le matin du 26 août, dans une forêt sur la Meuse, près de Beaumont[-en-Argonne], une violente bataille fut engagée. On demanda trois compagnies pour arrêter une forte troupe d’Allemands. Le lieutenant-colonel aurait dit au lieutenant Morel et à ses hommes : «Dans ce bois, il y a un bataillon entier, c’est-à-dire quatre fois plus d’Allemands que vous n’êtes. Pour des coloniaux, ce n’est rien. Allez !»
Charles partit à la tête de son détachement. Pendant de longues heures la compagnie tint bon et le soir, les survivants annonçaient aux autres que leur commandant, le lieutenant Morel était mort…
D’autres détails vinrent compléter ce premier récit.
Charles Morel, dans ce combat du 27 août aurait été blessé grièvement à la poitrine. Il venait d’exprimer à un sous-officier la souffrance très vive qu’il ressentait de sa blessure, lorsque le sous-lieutenant Amiel de la 1ère compagnie du 1er bataillon, s’approcha de lui, le questionna et ne put obtenir de réponse. Ce dernier lui promit de revenir à son secours dès qu’il le pourrait ; mais la suite du combat l’en empêcha. Les Français durent se replier et les Allemands s’établirent en vainqueur sur ce terrain…
Depuis cette époque, on n’a plus entendu parler du cher lieutenant, promu au grade de capitaine par une nomination posthume.
Il est donc un de ceux qu’on pleure sans avoir la consolation de rien savoir de certain ni sur ces derniers moments, ni sur le lieu de sa sépulture. Il ne recueille que la gloire anonyme, méritée par tant de victimes que le jeu des batailles a couchées dans l’ombre d’un fossé, dans un pli de terrain, dans un trou d’obus.
Le Dieu des combats et de toute justice sait du moins distribuer les palmes de la récompense selon le mérite réel. La vie et la mort du lieutenant Morel permettent de croire qu’il a déjà reçu une récompense de choix.
la carrière militaire de Charles Morel
Charles Morel est admis à l'École spéciale miltaire de Saint-Cyr en octobre 1904. Il y reste deux ans et en sort sous-lieutenant.
De 1906 à 1908, il sert au 6e régiment d'Infanterie coloniale. En 1908, il passe au 4e régiment de Tirailleurs sénégalais et l'année suivante (1909), il est affecté au 2e bataillon de Tombouctou (Niger). En janvier 1910, il intègre le 2e bataillon de Tirailleurs sénégalais. En mai 1911, il passe au 4e régiment d'Infanterie coloniale. Enfin, en juin 1914, il rejoint le 22e régiment d'Infanterie coloniale, à la 4e compagnie.
À la déclaration de guerre, il a donc une carrière militaire de dix ans derrière lui et des actions héroïques. Il meurt cependant le premier mois des combats.
élèves officiers de l'École spéciale militaire de Saint-Cyr, vers 1906
élèves officiers de l'École spéciale militaire de Saint-Cyr
les stationnements du 2e R.T.S. en Afrique occidentale française, 1900
le lieutenant Morel, héros de l'Achorat, 1909
Officier dans les troupes coloniales, Charles Morel s'est illustré au Soudan français (actuel Mali) lors du combat autour des puits de l'Achorat en novembre 1909. Dans le cadre de l'établissement de la paix française, il s'agissait de protéger les éléments d'une caravane de sel (azalay, ou : azalaï) contre le rezzou, c'est-à-dire l'attaque des pillards touaregs. Il existe plusieurs récits de cet événement, célébré dans la presse de l'époque, et dont le lieutenant Morel a rendu compte lui-même [en ligne].
En voici deux :
- 1 : celui de l'écrivain René Bazin dans La Douce France (1911)
- 2 : et celui d'un manuel militaire (1932).
Par ailleurs, l'historien africaniste, Pierre Boiley, a traité cet épisode et évoque le lieutenant Morel, du bataillon de Tombouctou, dans Les Touaregs Kel Adagh. Dépendances et révoltes : du Soudan français au Mali (éd. Karthala, 2012, p. 124-127) [extrait en ligne].
1 - René Bazin, La Douce France, 1911
à droite dessin de J.-M. Breton : la mort du capitaine Grosdemange à Achourat
Le combat d’Achorat
Au mois de novembre 1909, la grande caravane annuelle pour le transport du sel, l’azalay, s’organisait dans la région d’Araouan, au nord de Tombouctou, et les pâturages, disséminés parmi ces grands espaces désertiques, étaient pleins de chameaux de bât et d’ânes, que des nomades de plusieurs tribus dirigeaient vers les mines de sel gemme de Taodéni. Autour des puits, on était presque sûr de trouver des campements ; l’eau rare, sans cesse puisée, remplissait les peaux de bouc pour la traversée des dunes ou des steppes, pour les longues étapes de la soif. Excellente occasion, offerte aux pillards arabes, maîtres très anciens du désert.
Mais, depuis quelques années, ainsi que je l’ai dit, la France commençait à protéger les gens de l’azalay, et, le 16 novembre, un détachement de tirailleurs méharistes partait d’Araouan pour Taodéni, afin de faire la police de cette grande foire. Il était commandé par le capitaine Grosdemange, commandant la première compagnie ; le lieutenant Morel commandait le peloton de reconnaissance ; ils avaient sous leurs ordres, trois sous-officiers européens, deux sous-officiers indigènes, dont le sergent très brave, et devenu légendaire, qui s’appelait Diara Fofana, cinq caporaux, un clairon et soixante-trois tirailleurs.
Force bien réduite et qui pouvait être exposée à de terribles rencontres. Avant son départ, le bruit avait déjà couru qu’un fort rezzou de nomades pillards avait été aperçu par des gardeurs de chameaux d’une tribu amie, qui s’étaient enfuis à son approche.
À peine la compagnie s’est-elle mise en marche qu’un courrier vient, à toute allure, annoncer qu’en effet, les pillards ont paru aux environs de Bou-Djébiha, et réclamer la protection des Français. Le capitaine décide de modifier l’itinéraire primitivement établi, et de faire une reconnaissance vers ce pays. Alors commence une chasse mouvementée. Il faut d’abord lever le gibier, puis le poursuivre, puis l’atteindre. Dans la journée du 16, on fait trente kilomètres. Le 17, on rencontre un homme, qui déclare que les gens du rezzou ont tiré sur lui et lui ont enlevé six chameaux. Le 18, la compagnie bivouaque en dehors du village de Bou-Djébiha.
Des renseignements arrivent de plusieurs côtés. Mais, comme toujours, ils ne sont pas très précis. Les éclaireurs ont relevé les traces d’un campement de méharistes au puits d’Anefis, mais, selon les uns, les pillards sont au nombre d’une centaine ; selon d’autres, ils ne sont pas plus de cinquante.
Le 20 novembre, la compagnie reprend la marche vers l’est. Elle se hâte. En un jour et demi, elle parcourt quatre-vingt-cinq kilomètres. En arrivant au puits d’Anefis, elle apprend que le rezzou, assurément bien renseigné, a déguerpi. On le suit à la trace, de puits en puits, pendant huit jours et pendant de longues heures de nuit. Il est insaisissable. Les Arabes accueillent nos troupes avec des démonstrations de joie, mais, par peur des vengeances, hésitent à servir de guides. À l’une des étapes, les hommes refusant de nous montrer la route, une femme s’écrie qu’elle guidera les Français, et quelques hommes alors viennent avec nous.
Le 27 novembre, des traces d’eau répandue autour d’un puits, quelques animaux de prise abandonnés, le sable partout fraîchement foulé, donnent au capitaine Grosdemange et aux tirailleurs la certitude que l’ennemi va être rejoint. Dans la nuit du 28 au 29, à deux heures du matin, pendant une marche, à huit cents mètres en avant, on aperçoit des feux. La flamme monte tout droit, et la fumée aussi. On voit, autour des feux, des silhouettes en mouvement. Il y a un petit renflement du sol, des bancs de cailloux : les guides reconnaissent le puits d’Achorat. Aussitôt, le capitaine divise son détachement en deux sections. Il laisse quelques hommes à la garde des chameaux de selle. D’autres déjà sont en arrière avec le convoi.
C’est une petite troupe de quarante-cinq tirailleurs, qui s’avancent au pas de charge, sur une ligne, baïonnette au canon, pour enlever le camp des nomades. Défense a été faite de tirer. Ils arrivent, surprennent l’ennemi ; mais, aux premiers cris des blessés, les pillards, couchés et dormant tout autour du puits, s’éveillent, et, s’abritant derrière les chameaux et les bagages amoncelés qui leur servent de rempart, se défendent à coups de fusil. Ils ne sont pas une cinquantaine, comme on l’assurait mais cent quatre-vingts, bien armés.
Les tirailleurs, en plusieurs endroits, tournent l’obstacle, pénètrent au milieu des bêtes affolées, se heurtent aux pillards qui ne reculent pas. On se bat corps à corps. Diara Fofana, deux fois blessé, continue à se battre. Le capitaine est en pleine mêlée. Il a la barbe brûlée par la poudre d’un coup de fusil tiré à bout portant ; une balle traverse son casque, une autre ses vêtements. L’adjudant Rossi est blessé, et un caporal sénégalais, chargeant le corps sur ses épaules, l’arrache aux ennemis et le porte à cent mètres en arrière. Plusieurs tirailleurs tombent morts.
À la lumière voilée de la lune, le capitaine aperçoit une troupe de guerriers touaregs qui se défilent hors du campement, et menacent de prendre à revers l’une des deux sections engagées. Il lance contre eux le lieutenant Morel et quelques tirailleurs, qui arrêtent l’ennemi. Puis il ordonne, car cette bataille de nuit devient par trop incertaine, qu’on se retire au-delà du terrain dénudé, jusqu’à de petites dunes pierreuses, plantées de maigres arbustes, et où il fait creuser des trous de tirailleurs.
Le jour n’est pas levé. Pendant une heure, les coups de fusil sont rares. On voit confusément, à cinq cents mètres en avant, des formes mouvantes, nombreuses, d’hommes et de chameaux autour du puits. Quelques-uns des bandits touaregs emplissent en hâte les peaux de bouc, afin de ne point mourir de soif dans le désert, si la bataille est perdue ; d’autres fortifient les abords du puits et chantent le chant de la mort des guerriers. Le jour se lève. La fusillade recommence. Des chameaux chargés d’eau et de sacs fuient vers le nord. Mais les tireurs ennemis, armés de fusils à tir rapide, embusqués derrière les replis de terrain ou derrière le retranchement qu’ils viennent de construire, tuent encore plusieurs de nos combattants.
Un autre contingent de nomades, campé dans les dunes lointaines, a répondu aux appels des guerriers. Ils arrivent en rampant, ouvrent le feu contre nous, avancent, nous débordent. Il ne s’en faut pas de cent mètres que nous ne soyons entièrement enveloppés par eux.
Le capitaine Grosdemange, «admirable de sang-froid, dirige le feu des tirailleurs» [rapport du lieutenant Morel]. Il n’a pas vingt hommes valides autour de lui. «Une balle lui fracasse le pied gauche… Il se couche la face en avant, sur le côté droit, et continue de commander». Une seconde balle lui brise les reins. Alors, dans cette pauvre brousse rocailleuse, tandis que le combat continue, un dialogue héroïque s’échange entre les deux officiers. Le capitaine se fait étendre à côté du lieutenant, et lui dit :
- Abandonnez-moi !
- Non, mon capitaine !
- Retirez-vous sur le convoi !
- Je ne puis vous laisser !
Un Sénégalais, qui entend cela, répète :
- Nous y a pas moyen laisser capitaine, nous y a tous morts ici !
Quelques secondes s’écoulent. Le capitaine a beaucoup pâli. Le lieutenant, penché vers lui, reprend :
- Quels sont vos ordres ?
- Abandonnez-moi !
- Jamais !
- C’est bien. Tenez encore un peu.
Le capitaine est couché sur le dos. Il ne se plaint pas. Il a même le courage de plaisanter de sa blessure. Mais tout à coup il sent venir la mort. Il regarde le lieutenant et lui dit :
- J’espère que mon corps reposera à Tombouctou, sous les pierres.
Alors la mort est venue, et elle a emporté l’âme du héros.
le capitaine Grosdemange et une arrivée d'azalaï à Tombouctou
Ô mes enfants, écoutez ceci : le capitaine est mort, mais c’est au moment même où il a été frappé que les ennemis ont commencé à reculer. On dirait que le sacrifice du chef a sauvé les soldats. Le cercle est rompu. Devant quelques tirailleurs qui les chargent, les bandits, qui n’étaient plus qu’à cinquante mètres de nous, se mettent à fuir. Eux, sept fois plus nombreux que cette poignée d’hommes, eux qui viennent de voir tomber le chef blanc, eux qui n’ont pas manqué d’audace jusque-là, ils ont peur, ils courent, ils vont s’abriter derrière le puits fortifié. Il est dix heures du matin.
Mais le combat continue à distance. Entre le puits et la brousse, jusqu’à cinq heures du soir, la fusillade ne cesse pas. Ceux qui restent, combien sont-ils ? Le convoi, en arrière, a aussi été attaqué. Oh ! si l’ennemi pouvait compter nos soldats ! Nous avons 38 tués ou blessés. Les tirailleurs valides s’endorment de fatigue, sous les balles qui les cherchent, et qui fouillent le sol.
Au coucher du soleil, les derniers ennemis disparaissent cependant vers le nord. Ils abandonnent 200 chameaux, 300 bœufs, 275 ânes, volés aux caravaniers de la caravane du sel…
Le lendemain, les blessés qui peuvent se tenir en selle, remontent sur leur méhari ; le corps du capitaine Grosdemange est porté en travers, enveloppé dans un sac de cuir, sur le dos d’un chameau, et la retraite, bien ordonnée, se poursuit pendant onze jours. C’est le sergent Rolland qui panse les blessés, comme il peut, et il n’en perd pas un. C’est le lieutenant Morel qui veille à tout, ordonne les haltes et les départs, renouvelle la provision d’eau, place les sentinelles autour des bivouacs, maintient, par son exemple et par la confiance qu’il inspire, le courage de ces vainqueurs épuisés.
Le huitième jour, le sergent noir Diara Fofana succombe aux quatre blessures qu’il a reçues. Et le lieutenant décide que le corps de ce brave, comme celui du capitaine, sera porté jusqu’au pays où il y a des vivants qui habitent et qui se souviendront. Le 10 décembre, à onze heures, pavillon tricolore en tête, la colonne rentre à Bou-Djébiha.
Pendant qu’elle s’avançait ainsi vers le sud-ouest, l’immense troupeau repris aux pillards descendait plus au sud, conduit par deux guides indigènes. En faisant prendre cette route au troupeau, le lieutenant Morel espérait que les propriétaires détroussés, les marchands qui avaient loué des bêtes de charge, les pasteurs qui les menaient à l’azalay, pourraient retrouver leur bien. Car on savait que ces pauvres gens, que la peur maintenait à de grandes distances de la colonne, suivaient cependant notre marche, attendant de notre victoire, ou de notre défaite et de la confusion qui s’ensuivrait, quelque réparation du dommage dont ils avaient souffert.
Et voici qu’en effet, de pâturage en pâturage, le troupeau diminuait. Les Arabes venaient reconnaître les animaux portant leur marque ; ils emmenaient les chameaux et les chamelles, les bœufs, les ânes et les ânesses, disant :
- La France est juste, car elle ne garde pas le butin de guerre, et elle le rend aux malheureux.
Les nomades qui n’avaient souffert que de l’inquiétude et des récits qui couraient le désert, reprenaient leur lente caravane vers les mines de Taodéni. Ils chargeaient le sel, ils se dispersaient ensuite à travers toute l’Afrique, et partout ils disaient :
- La France est brave : nous n’avons pas été attaqués cette année, et nous avons fait en paix l’azalay, parce qu’elle a mis en fuite le rezzou.
Les tirailleurs, au camp de Bou-Djébiha, ayant rendu les honneurs militaires à leurs camarades disparus, causaient aussi de la France et ils disaient :
- La France est bonne. Elle a soigné les blessés aussi tendrement qu’elle a pu. Elle a honoré la bravoure de Diara Fofana, comme elle a fait pour le chef blanc, pour le capitaine dont le corps reposera à Tombouctou, sous les pierres, devant le désert où il a tant marché pour la justice.
René Bazin, La Douce France, 1911, p. 174-183.
le combat d'Achorat, croquis du lieutenant Morel [en ligne]
(Le combat d'Achorat. Rapport du lieutenant Morel,
in Renseignements coloniaux, Comité de l'Afrique française, juillet 1910)
2 - Manuel d’éducation morale à l’usage des militaires indigènes coloniaux,
ministère de la Défense nationale (guerre), Paris, impr. Nationale, 1932 [en ligne].
Chapitre : Faits d’armes des tirailleurs sénégalais.
Le combat d’Achorat (1909)
Le 27 novembre 1909, 45 tirailleurs, sous les ordres du capitaine Grosdemange, surprennent avant le lever du jour un rezzou d’une centaine de pillards sahariens aux puits d’Achorat. La première section (lieutenant Morel) cloue à la baïonnette un groupe de dix ennemis encore endormis. Mais deux autres groupes, abrités derrière leurs chameaux et leurs charges, ouvrent, à bout portant, le feu sur la section. Les tirailleurs foncent sur les flammes qui jaillissent de ces retranchements. Quatre sont tués, plusieurs blessés. Le lieutenant réussit à pénétrer par une brèche au milieu des ennemis, mais il est cerné. Le tirailleur Ali Bokou se précipite alors au côté de son chef, plonge sa baïonnette dans les poitrines, élargit le cercle des agresseurs, dégage son officier. Puis il se couche à ses pieds, lui tend son fusil et ses cartouches… il est blessé à mort.
L’autre section s’est heurtée elle aussi, à une ligne de chameaux et de charges et c’est à nouveau le corps à corps dans le tumulte du fer, des détonations, des cris de fureur et d’agonie. Son chef, l’adjudant Rossi, reçoit un coup de crosse en pleine poitrine. De son revolver il abat son adversaire. Mais une balle lui travers la cuisse et le jette à terre. À ses côtés, le caporal Moro Sidibe et six tirailleurs sont tués. Le caporal Suleyman Sissoko a le pied droit fracassé. L’adjudant essaye de se relever, mais en vain. Le caporal Bandiougou Sissoko le saisit dans ses bras et le transporte en arrière. Le sergent Diara Fofana avec la deuxième escouade couvre le caporal Bandiougou et deux fois enlève ses hommes à la baïonnette pour dégager ses camarades. Par deux fois, il est blessé. La deuxième section n’a plus un gradé.
À 3 heures du matin, le capitaine Grosdemange rassemble les débris des deux sections derrière une ligne d’arbres épineux à 500 mètres de l’ennemi. Sur 45 tirailleurs, 11 sont tués, 12 sont blessés ; mais le détachement ne renonce pas à la victoire et attend le lever du jour pour recommencer l’attaque. De leur côté, les Berabers ont reçu en renfort un nouveau rezzou et tiennent les puits avec l’énergie du désespoir ; sans ces puits ils seraient obligés d’accomplir une étape de 6 jours dans le désert pour trouver de l’eau. Les balles pleuvent autour des tirailleurs. Un d’eux s’écroule la tête transpercée ; deux autres tombent, puis un quatrième.
Avec le caporal Bandiougou et quelques hommes, le sergent Fadiala s’efforce d’arrêter la progression des ennemis. Une grave blessure le jette à terre. Près de lui, le clairon Moussa Sidibe s’affaisse. Mais Bandiougou tient bon. À gauche, le sergent Diara et trois homme se défendent avec énergie.
Mais les ennemis en rampant, ont réussi, grâce à leur nombre, à cerner en partie le détachement. Bandiougou et Diara se replient vers le centre. Les balles criblent les arbres et de nouveaux vides se creusent dans la ligne des chéchias rouges. Le capitaine dirige le feu. Une balle lui fracasse la cheville. Il se couche et continue de commander. Le sergent Diara Fofana est blessé une troisième fois ; le fusil lui échappe des mains. Le sergent Fadiala Keita arrive devant son chef, se met au port d’armes en disant «mon ventre y a crevé». Puis il tombe sans connaissance.
À son tour, le capitaine Grosdemange reçoit une deuxième balle qui lui brise la colonne vertébrale et ressort en dessous du cœur. Il se sent mourir, mais il continue à encourager ses hommes et demande qu’on lui recharge son revolver vide. Puis il agonise.
À ce moment, les Berabers ne sont plus qu’à cinquante mètres, et on entend dans le lointain des coups de feu. C’est le convoi du détachement commandé par le sergent Rolland qui est attaqué. Dans cette situation critique, les tirailleurs continuent à tenir bon. Le lieutenant Morel a pris un fusil, et à chaque coup abat son homme. Près de lui, le clairon Moussa Sidibe, jeté à terre par la première blessure, se redresse et insulte l’ennemi. Le lieutenant lui ordonne de se coucher : «Non, dit-il, eux croire moi y a peur». Une balle lui brise la cuisse. Il se relève. Il retombe, la jambe gauche cassée cette fois en trois endroits.
Sur 45 hommes, 16 sont tués, 12 blessés, il ne reste que 17 valides ; mais les Berabers desserrent leur étreinte. On les voit courir éperdus vers les puits. Ils ont échoué et subi de lourdes pertes en attaquant le convoi défendu par la poignée de braves commandés par le sergent Rolland. Ils craignent d’être cernés à leur tour. Ils emplissent leurs outres et s’enfuient à toute allure, abandonnant leurs prises : 200 chameaux, 300 bœufs et 275 ânes que les tirailleurs recueillent.
Le détachement se remet en route, après avoir rendu les honneurs militaires aux 16 vaillants soldats qui reposent sous les sables d’Achorat. Il emmène avec lui tous les blessés, dont deux devaient succomber : l’intrépide sergent Diara Fofana et le clairon Moussa Sidibe qui meurt en gardant dans sa main celle de son lieutenant, auquel il pouvait dire comme tous les héros d’Achorat : « Moi noir, mais comme toi y a cœur blanc». (p. 39-41)
arrivée d'une caravane de sel (Azalaï) à Tombouctou
le lieutenant Charles Morel fut chargé de protéger une azalaï
Charles Morel, lieutenant de la 4e compagnie
du 22e régiment d'Infanterie coloniale en août 1914
Historique du 22e R.I.C.
Charles Morel, parmi les tués du 27 août 1914
Journal des marches et opérations du 22e régiment d'infanterie coloniale, extrait
Charles Morel est mort au bois de Jaulnay, à Pouilly-sur-Meuse
le bois de Jaulnay où est mort Charles Morel le 27 août 1914
le village de Pouilly avant 1914 ; le pont sur la Meuse
la forêt de Jaulnay, à Pouilly (aujourd'hui)
Charles Morel est enterré à Brieulles-sur-Meuse
Charles Morel a d'abord été inhumé dans le cimetière franco-allemand de Luzy-Saint-Martin (Meuse) puis ensuite dans la nécropole de Brieulles-sur-Meuse : (relevé), (vidéo).
nécropole militaire de Brieulles-sur-Meuse
nécropole militaire de Brieulles-sur-Meuse
à Brieulles se trouvent aussi des tombes de soldats inconnus
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